Qu’est-ce qu’une trombe marine ? Quelles sont leurs caractéristiques et comment se forment-elles ? Si les scientifiques n'ont pas levé complètement le voile sur les processus physiques à l'origine de la formation de ces fugaces colonnes de vent tourbillonnants, le 1er avril dernier à 11h00 dans le sud du lagon Sud près de l'îlot N'Da, les conditions étaient manifestement réunies pour assister à cet évènement atmosphérique des plus spectaculaires. Nous remercions Aymeric Levasseur et Virginie Roussery de nous avoir transmis les photos ci-dessous :
Figure 1 : Photos de la trombe marine observée près de l’îlot N’Da le 01/04/2013 à 11 h.
La trombe marine, un vortex atmosphérique de petite échelle
La vie d'une trombe marine peut être décomposée en 5 phases (Golden, 1974) :
- Sous un nuage cumuliforme, un disque de couleur claire apparaît à la surface de l'eau, entouré d'une grande zone sombre de forme indéterminée et avec des bords diffus.
- A la surface de l'eau, des bandes de couleur claire et foncée s'organisent en spirale autour de la tache sombre. A la base du nuage, une masse nuageuse en forme d'entonnoir, appelée tuba, apparaît.
- Un anneau d'embruns tourbillonnant, appelé buisson, se forme autour de la tache sombre avec ce qui semble être un œil semblable à celui observé dans les cyclones. Le tuba poursuit sa progression vers la surface.
- La trombe, maintenant visible de la surface de l'eau jusqu'au nuage au-dessus, est bien organisée et atteint son intensité maximale. Le tuba à la base du nuage a atteint sa longueur et son diamètre maximaux.
- La trombe, auparavant droite, se tord et se déforme avant de se dissiper brusquement.
Toutefois, toutes les trombes n'évoluent pas en suivant l'intégralité de la séquence décrite ci-dessus. Par ailleurs, si toutes les conditions favorables à la formation de la trombe ne sont pas réunies, le tuba peut rapidement se dissiper, sans qu’on n'observe un quelconque buisson à la surface de l’eau.
Dans l'atmosphère, on observe d'autres types de phénomènes météorologiques ayant la forme d'un vortex. Il s'agit en premier lieu des cyclones, ces monstres météorologiques de plusieurs centaines de kilomètres bien connus des Calédoniens. A plus petite échelle, la famille des vortex atmosphériques est composée des phénomènes énumérés ci-dessous.
Les célèbres tornades sont, selon la définition d’usage, en contact avec une surface terrestre. On en distingue deux types (Roux, 1991). Les tornades de faible intensité, dite de type B, sont connectées à un nuage cumuliforme bien développé mais isolé, comme un cumulus congestus ou un cumulonimbus. Les tornades les plus violentes, dites de type A, sont quant à elles associées à des systèmes orageux dont la taille se compte en dizaines de kilomètres et qui persistent plus d’une heure1. Ces tornades sont les phénomènes les plus destructeurs à l'échelle locale. On les rencontre le plus fréquemment sur le continent européen, en Inde, au Bengladesh, en Chine, en Australie, mais c'est dans les plaines centrales de l'Amérique du Nord qu'elles sont les plus nombreuses et les plus violentes. La plus forte jamais mesurée est la tornade qui a dévasté la ville d'Oklahoma City le 03/05/1999 : elle a généré des vents estimés à plus de 450 km/h en rafales. Dans les régions tropicales, comme en Nouvelle-Calédonie, les tornades sous beaucoup plus rares, et, lorsqu'elles se produisent, c'est souvent sous un cumulonimbus isolé ou un cyclone tropical. Elles sont alors de moindre ampleur (type B) que leurs cousines des milieux tempérés, les vents ne dépassant pas les 250 km/h dans les différents cas recensés (COMET®, 2012). | 1 Les tornades de type B nécessitent non seulement une forte instabilité convective mais aussi un fort cisaillement de vent (tournant le plus souvent), source ultime du tourbillon concentré dans la tornade. Sous les tropiques, le cisaillement de vent est généralement moins fort qu'aux latitudes moyennes (pas de courant jet en haute troposphère), et les tornades y sont moins fréquentes même si l'instabilité convective peut être très importante. |
Les tourbillons de poussière, appelés dust-devils en anglais, sont des structures de vents tourbillonnants vigoureux, rendues visibles par les éléments solides qu'elles transportent, comme par exemple le sable d'un désert (AMS Glossary, 2012). A la différence des autres vortex, ces tourbillons ne sont connectés à aucun nuage et se développent en atmosphère sèche. Leur diamètre est de l’ordre de quelques mètres (photo).
A l’instar des tornades, on distingue deux catégories de trombes marines :
- Nées à la faveur d'un système orageux intense, certaines trombes s'apparentent aux tornades par le diamètre de leur vortex et la violence de leurs vents, à ceci près qu'elles se forment au- dessus d'un plan d'eau. Des trombes marines produites par de puissants cumulonimbus peuvent aussi se transformer en tornades en arrivant sur les terres émergées (Great Miami Tornado, 12 mai 1997). Ces trombes violentes sont dites de type A (photo).
- Fort heureusement, les trombes marines de loin les plus fréquentes sont d'intensité et de dimensions plus faibles qu'une tornade moyenne. Elles peuvent se développer sous un simple cumulus congestus, alors que le temps n'est pas particulièrement menaçant. Le diamètre de leur vortex varie entre 5 et 75 mètres (Reno, 2001) et leur durée de vie dépasse rarement 20 minutes (Golden, 1973). Quant à la vitesse maximale des vents, elle n'excède pas 100 km/h dans la grande majorité des cas. Ces trombes de faible intensité sont dites de type B (photo).
Dans le tableau ci-dessous figure une synthèse des caractéristiques des vortex atmosphériques de petite échelle.
Figure 3 : Synthèse des caractéristiques des principaux vortex atmosphériques à l’échelle locale. D’après COMET® Program of the University Corporation for Atmospheric Research, Tropical Severe Local Storms, 2012
Comment est quantifiée la force d'une trombe ou d'une tornade ?
Le paramètre retenu pour caractériser la violence d’une tornade est la vitesse maximale des rafales de vents observées. De telles mesures sont bien difficiles à réaliser car les capacités instrumentales sont limitées – la tornade ou la trombe ne passent qu’exceptionnellement à portée d’un instrument de mesure comme un anémomètre ou un RADAR Doppler. De surcroît, quand ils résistent aux vents violents, les anémomètres sont souvent détruits par des objets transportés par les vents tourbillonnants.
Pour pallier la défaillance inhérente à tout instrument de mesure, Tetsuya Fujita développa en 1971 une méthode empirique de classification des tornades en analysant la correspondance entre les dégâts occasionnés et la vitesse du vent nécessaire pour causer de tels dommages. Ce système est appelé échelle de Fujita. Il permet de classer les tornades selon les dégâts observés et d’estimer la vitesse des rafales de vent :
Figure 4 : Description de l’échelle F de Fujita pour la classification des tornades et l’estimation des rafales maximales (Fujita, 1981).
Cet outil permet d’estimer la puissance d’une tornade de manière indirecte à partir d’un nombre restreint d’indicateurs. Empirique, la méthode de Fujita est donc entachée d’une certaine incertitude. Au cours des trente dernières années, de nombreuses études techniques ont remis en cause la fiabilité des relations entre la vitesse des vents indiquée dans l’échelle F et les dommages réels. De plus, les techniques de construction ont beaucoup évolué au cours des dernières décennies et la résistance des bâtiments à la force du vent s’est accrue, ce qui rend l’échelle de Fujita établie en 1971 quelque peu obsolète. Néanmoins, cette méthode demeure encore utilisée dans le monde entier, comme en France métropolitaine et en Australie.
Aux Etats-Unis et au Canada, on utilise depuis peu la méthode de Fujita améliorée (Enhanced Fujita Scale), qui tient compte d’un plus grand nombre d’indicateurs de dommages, allant des habitations résidentielles aux tours de bureaux et aux arbres, en passant par les granges en taules. La consultation d’experts issus des secteurs de la météorologie, de l’ingénierie et de l’architecture a permis d’établir des relations empiriques plus précises et plus actuelles entre la vitesse du vent et les dommages causés par le vent. Des informations détaillées sur cette nouvelle échelle d’intensité et sa mise en œuvre sont consultables à l’adresse suivante : http://www.spc.noaa.gov/efscale/
Le tableau ci-dessous permet de comparer les vitesses des rafales maximales de l’échelle EF et celles de l’échelle F originale. On remarque notamment que les vitesses du vent indiquées dans l’échelle EF ont été augmentées dans les catégories les plus faibles et réduites dans les catégories les plus élevées.
Figure 5 : Correspondance entre les échelles F et EF pour la classification des tornades et l’estimation des rafales maximales.
Développés pour les tornades à partir des dégâts observés sur les zones habitées ou boisées, ces deux outils sont difficilement applicables pour quantifier la vigueur d’une trombe, à moins que celle-ci ne poursuive sa course sur le littoral. D’après les différentes études menées à travers le monde, on note que sous les tropiques, les trombes de type B ne dépassent pas le stade EF0, alors que les plus violentes, de type A, ont une intensité généralement inférieure au niveau EF2 (voir chapitre précédent).
Nous attirons l’attention de nos aimables lecteurs sur la distinction essentielle qui existe entre la définition des rafales utilisée dans cet article et celle en vigueur à Météo-France. Fondée sur la définition de l’Organisation Météorologique Mondiale, les rafales considérées ici sont des pics d’intensité du vent observé pendant 3 secondes. Météo-France a choisi d’utiliser une autre définition qui confère à la rafale un caractère plus instantané, puisqu’elle est définie comme un pic d’intensité du vent pendant 0,5 seconde.
Quelles sont les caractéristiques de la trombe observée le 1er avril 2013 ?
Les photos prises le 1er avril dans le sud du lagon Sud montrent que la trombe observée appartient à la catégorie des trombes de faible intensité (type B), fort heureusement pour nos photographes plaisanciers !
La photo ci-contre met en évidence l'existence d'un buisson à la surface de l'eau ainsi que d'une excroissance nuageuse, le tuba, qui s'étend de la base du nuage en direction de la surface de la mer (figure 6). La phase 3 est donc bien atteinte. Les photos ne représentent pas clairement une trombe qui a atteint la phase 4, car nous n'apercevons pas distinctement de cylindre homogène de la surface vers la base du nuage caractéristique du stade mature. Que s'est-il passé après, nous n'en saurons guère plus vu la distance des observateurs, à part que la trombe s'est bel et bien dissipée ! Des mesures réalisées dans les années 1970 en Floride, confirmées par une étude ultérieure, ont montré que l'une des conditions nécessaires à la formation du buisson à la surface de l'eau est que la vitesse maximale des vents tourbillonnants atteigne en surface entre 70 et 80 km/h environ (Golden, 1974, Renno, 2001). Comme on voit distinctement sur les photos cette fameuse collerette à la surface de l'eau, on peut en conclure que les rafales ont dépassé les 70 km/h environ. Bien qu’on ne dispose d’aucun indice pour déterminer avec précision la vitesse des rafales au sein du vortex, on peut par expérience affirmer que la trombe n’a pas dépassé le stade F0 sur l’échelle de Fujita (< EF0). |
Figure 6 : photo de la trombe marine observée près de l’îlot N’Da le 01/04/2013 à 11 h. |
Nos amis photographes ont cependant bien fait de garder leurs distances... Une trombe marine, même petite, constitue un véritable danger pour toutes les personnes engagées dans des activités nautiques.
Comment expliquer son apparition dans le lagon Sud ?
Les connaissances scientifiques dans le domaine de la formation des trombes sont encore incomplètes, mais plusieurs éléments favorisant leur naissance et leur intensification dans les régions tropicales ont été identifiés. Deux types d'ingrédients sont nécessaires : les premiers - à l'origine de la naissance de la trombe - sont d'ordre dynamique, c'est à dire qu'ils impliquent des déplacements horizontaux et verticaux de masses d'air ; les seconds - qui permettent le maintien de la trombe et son intensification - sont d'ordre thermodynamique, car ils mettent en jeu des transferts de chaleur entre l’environnement de la trombe et le centre du vortex.
Pour ce qui concerne les trombes marines les plus communes et de faible intensité, elles ont tendance à se former sous des cumulus congestus à croissance rapide et au-dessus d'une eau plus chaude que l'air situé juste au-dessus. Un autre ingrédient nécessaire à la formation d'une trombe est la préexistence de petits tourbillons se propageant dans l'atmosphère juste au- dessus du plan d'eau. La plupart du temps, la formation de ces petits vortex se produit sur de petites lignes de démarcation le long desquelles les vents se font face (Wakimoto, 1989).
Figure 7 : modèle conceptuel de la formation d'une trombe marine le long d'une ligne de convergence des vents (d'après Wakimoto, 1989). Les tourbillons de petite échelle sont identifiés par les lettres A, B et C.
Ces lignes de convergence, comme on les appelle en météorologie, provoquent à la fois des mouvements ascendants qui favorisent la formation des cumulus, mais aussi des mouvements horizontaux tourbillonnants (vortex A, B, C de la figure 7). En se déplaçant le long de la ligne de démarcation, un de ces tourbillons instables peut se trouver à un moment donné sous la base d'un cumulus à croissance rapide. C'est le cas du vortex C sur la figure 7. Le tourbillon est alors amplifié par un phénomène d’étirement provoqué par les mouvements ascendants qui existent à la base et à l’intérieur du nuage (Wakimoto, 1989). Etant données ces conditions atmosphériques, la trombe a d'autant plus de chance de se former et de se renforcer que la différence de température entre l'air et la mer est marquée et que l'air à distance du vortex est sec (Rennó, 2001).
Les lignes de convergence résultent souvent de brises de terre et/ou de mer, ou bien de tourbillons de sillage derrière des reliefs, comme c'est souvent le cas pour les trombes observées en France au large de la côte méditerranéenne près des Pyrénées, des Maures, des Alpes.
Le 1er avril 2013, la masse d’air était sèche et assez stable dans la matinée. Un courant de nord-est a apporté de l’air chaud et humide, et la masse d’air est devenue instable sur une hauteur de 3 000 mètres environ en fin de matinée, avec formation de cumulus sur le sud du pays, comme le montre l’image satellite ci-contre prise à 11 h locale.
Sur les figures 8 et 9, l'ilôt N'Da est repéré par la croix cerclée de rouge. |
Figure 8 : image satellite en composition colorée de la NC à 01/04/2013 à 11h (MTSAT 1). |
La figure 9 représente en couleurs vives les zones où il pleut, et en noir celles exemptes de précipitations. On remarque clairement deux zones pluvieuses à 10 kilomètres au nord de l’îlot N’Da, repéré par la croix cerclée de rouge. A partir des images RADAR en 3 dimensions, on estime que ces zones correspondent certainement à la position de deux cumulus congestus, l’un en phase de régression à l’ouest, l’autre en phase de croissance à l’est. L’examen des images RADAR antérieures et postérieures à celle de la figure 9 montre qu’une petite bande d’activité convective (cumulus congestus et averses) persiste pendant plusieurs heures dans le sud du lagon Sud et se déplace lentement vers le sud-ouest. |
Figure 9 : réflectivité mesurée par le RADAR de Nouméa le 01/04/2013 à 11 h. |
Pour expliquer la formation de la trombe observée par les plaisanciers, on peut émettre les hypothèses suivantes :
- La bande d’activité convective trahirait la présence d’une ligne de convergence des vents à la surface de la mer, qui s’explique soit par l’existence dans le sud du lagon Sud d’une zone où les vents ont une direction sensiblement opposée au flux dominant de secteur nord-est observé sur la Grande Terre (est-sud-est par exemple), ou soit par effet de sillage derrière le relief du sud de la Grande Terre. La naissance d’un tourbillon et sa transformation en trombe marine s’expliqueraient par la présence de cette petite ligne de convergence des vents selon le processus décrit plus haut – voir figure 7 (Wakimoto, 1989).
- La bande d’activité convective est le siège de mouvements ascendants à l’origine de la formation de plusieurs cumulus congestus. Sous l’effet du poids des précipitations, un courant descendant d’air relativement froid et sec s’étale symétriquement autour d’un tel nuage, ce qui génère des rafales. Quand deux cumulus congestus coexistent, leurs courants descendants peuvent converger en surface, ce qui peut déclencher la naissance de tourbillons d’axes verticaux. L’un de ces tourbillons peut ensuite se retrouver sous un cumulus congestus en phase active de croissance, ce qui déclenche son étirement vertical et la formation d’une trombe. La concomitance de courants descendants d’air plus froid et sec et d’une eau de mer plus chaude est un ingrédient thermodynamique favorable à l’intensification d’une trombe.
Nous remercions le professeur Franck Roux du Laboratoire d’Aérologie de l’Observatoire de Midi-Pyrénées pour sa relecture et ses conseils.