Entretien avec Martin Benebig qui vient de terminer un stage encadré par l’Institut de Recherche et Développement (IRD) et Météo-France, intitulé « Évaluation et adaptation d’une chaîne de modélisation pour la Vigilance Vagues-Submersion en Nouvelle-Calédonie ».
Pouvez-vous vous présenter ?
J’ai 25 ans et après être parti étudier en métropole, je suis revenu effectuer mon stage de fin de cursus en Nouvelle-Calédonie sur un sujet proposé par l'IRD et Météo-France. Toute ma scolarité s’est déroulée à Nouméa et j’ai passé mon Bac scientifique en 2013 au lycée Lapérouse. Je me suis ensuite orienté vers un DUT Mesures Physiques, puis vers une licence de Physique Fondamentale, et enfin vers un Master en Sciences de l’Océan, de l’Atmosphère et du Climat (SOAC). Ce cursus universitaire a entièrement été effectué au sein de l’Université Paul Sabatier de Toulouse.
Dans quel cadre avez-vous fait ce stage ?
Le Master SOAC a pour but de former des spécialistes des techniques et méthodologies développées en météorologie, en océanographie et dans les sciences du climat et de l’environnement. En deuxième année, je me suis spécialisé en Dynamiques du Climat, un parcours plus axé sur la formation de spécialistes des processus physiques.
Ce stage d’une durée de 6 mois qui vient conclure ma formation a été réalisé au sein de l’équipe d’ENTROPIE à l’IRD.
Pouvez-vous nous décrire les objectifs de ce stage ?
Pour mettre en place la Vigilance Vagues-Submersion, les prévisionnistes ont besoin d'un modèle de vagues dans le lagon permettant de mieux appréhender les risques de submersion marine liés aux événements cycloniques ou aux épisodes de fortes houles saisonnières, tout en précisant les conditions d’agitation dans les lagons.
L’objectif du stage était de tester et valider une modélisation des conditions de mer (houle, courant et surcotes engendrées au passage des cyclones), au moyen d’une modélisation adaptée aux lagons de Nouvelle-Calédonie, capable de représenter des processus physiques clés comme le détail de la propagation de la houle au passage du récif barrière et les surcotes induites par les effets combinés du vent, de la houle et de l’effet de pression inverse. Pour cela, on utilise une suite de modèles développés par l’IRD, et dont l’une des briques (la modélisation des courants marins dans les lagons) est déjà en production à la Direction des Technologies et des Services de l'Information (DTSI).
Quels ont été les développements réalisés pour modéliser les vagues et surcotes ?
Lors de mon stage, nous avons testé la capacité du modèle hydrodynamique Américain SCHISM, développé par le Virginia Institute Marine Science et du modèle de vague Hollandais SWAN du DELFT University of Technology à bien reproduire les vagues et les surcotes observées dans les lagons. Pour cela, un travail préalable a consisté à tester le rôle des détails bathymétriques sur la qualité des simulations, puis à retravailler la résolution spatiale du maillage du modèle de sorte à bien prendre en compte ces détails sur les processus de déferlement. Ces améliorations permettent d’envisager de fournir une information de meilleure qualité sur les conditions d’agitation dans les lagons, en conditions calme et de tempête. L’ajout de la houle dans le système de modélisation avec SWAN permet également d’améliorer la qualité de la circulation prévue dans les lagons. En effet, le déferlement de la houle pilote en grande partie la circulation dans les petits lagons étroits, comme le lagon de Poé, et, dans des conditions de grosse houle, le déferlement peut jouer un rôle plus important que les effets combinés du vent et de la marée.
Zoom sur la baie de Boulouparis d’une simulation des hauteurs significatives de vagues (HS) lors du cyclone NIRAN. Propagation de grosses houles (6 à 7 m) dans les passes et illustration de l’effet de protection du récif barrière. La maille est adaptée de l’ordre de 50 m au niveau du récif.
Quelle difficulté présente le lagon calédonien pour un modélisateur ?
Alors qu’en eaux profondes, le fond marin n’a aucune influence sur les caractéristiques et la dissipation des vagues, au contraire, en eaux peu profondes, l’accès à une information bathymétrique de qualité est crucial, car les détails bathymétriques conditionnent totalement les processus de déferlement et pilotent la progression des vagues dans les lagons sous les effets de réfraction, diffraction et réflexion. En outre, le frottement sur le fond ralentit les vagues, leur énergie est alors dirigée vers le haut, entraînant une diminution de leur vitesse et de leur longueur d’onde, ainsi qu’une augmentation de leur hauteur, jusqu’au déferlement.
Par conséquent, le modélisateur a besoin d’une bathymétrie suffisamment précise du lagon, en plus d’une connaissance de la nature des fonds (sables, coraux vivants ou morts etc.), accessibles moyennant une reconnaissance et une cartographie des récifs et des fonds des lagons. C’est une partie des développements réalisés par les chercheurs de l’IRD Nouméa, en plus des travaux réalisés par les autres partenaires, dont l’Ifremer et le Shom.
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Comment évaluez-vous la qualité de vos modèles de prévision ?
Pour toute étude, il est indispensable d’avoir des observations pour vérifier les résultats des simulations. Ici, j’ai utilisé les observations des vagues et des niveaux marins, à partir de marégraphes et de capteurs attachés à des bouées ou fixés au fond de l’eau.
Plusieurs organismes participent à cette collecte de données : citons le SHOM, l’IRD, l’IFREMER et la CPS. En Nouvelle-Calédonie, les données d’observations sont encore rares, en particulier pour les vagues, et leur répartition reste inégale, avec de nombreuses stations opérationnelles dans le Sud-Ouest près de Nouméa, et peu sur l’ensemble de la côte Est. De plus, il arrive malheureusement que les capteurs tombent en panne ou soient en maintenance juste au moment du passage de phénomènes impactants…
La qualité du modèle a été évaluée en comparant les vagues et niveaux marins aux observations dans le cas de 6 cyclones et dépressions fortes (NIRAN, LUCAS, OMA, COOK, PAM et SOLO).
Sur un jeu de 21 observations pour lesquelles une surcote supérieure à 10 cm et inférieure ou égale à 100 cm a été observée, on obtient une erreur de prévision des surcotes de l’ordre de 12 cm. La plus grande difficulté consiste à retirer proprement la marée dans les observations et les modèles, source de grande contamination (l’oscillation des plans d’eau par la marée, ou marnage, peut varier de 20 à 160 cm en Nouvelle-Calédonie.).
Quels sont les résultats les plus marquants ?
L’étude du phénomène OMA sur le lagon de Poé a été particulièrement riche d’enseignements : deux stations de l’IFREMER, l’une à l’intérieur du lagon, l’autre à l’extérieur, ont enregistré les hauteurs de vagues lorsque la dépression est remontée fin février 2019 sur la Nouvelle-Calédonie, accompagnée sur le centre de la côte Ouest d’une houle et de vents de Sud-Ouest.
Les observations montrent une différence de niveau de la mer entre l’intérieur et l’extérieur du lagon d’environ 1 m. Cette différence du niveau marin entre l’intérieur et l’extérieur est également bien capturée par la modélisation.
De plus, la simulation des courants et des hauteurs de vagues a permis de comprendre pourquoi la surcote est si importante dans cette zone. Le lagon de Poé présente en effet une configuration particulière : il est relativement fermé, l’eau ne pouvant s’évacuer que par trois chenaux, la « Faille aux requins » au centre et les deux chenaux latéraux. La simulation a montré le rôle du déferlement des vagues par-dessus le récif qui remplit peu à peu l’intérieur du lagon.
Élévation (m) dans le lagon de Poé le 25 février 2019, lors du second passage de la dépression OMA : le déferlement des vagues (flèches vertes) apporte de l’eau qui franchit le récif représenté par le trait blanc. Cet excès d’eau se retrouve ensuite piégé à l’intérieur du lagon dont la vidange se réalise à travers les 3 chenaux indiqués par les flèches rouges.
La figure ci-dessous montre la surcote maximale simulée pendant le cyclone NIRAN le 6 mars 2021. Cette simulation a permis de mettre en évidence les zones vulnérables lors du passage d’un cyclone longeant la côte Ouest. Au passage du cyclone, dont l’œil est situé à environ 50 km au large, des surcotes remarquables dépassant les 1,30 m sont simulées sur le plateau de Oundjo (commune de Voh), sur la façade Ouest de Pindaï (commune de Poya) et dans les fonds de baies, comme sur Boulouparis, au nord de la baie de Saint-Vincent. On note également que la surcote atteint plus de 1.20 m dans les lagons étroits de Poé, Nessadiou et Moindou, ainsi que sur une partie du lagon de Ouano. Nos simulations montrent que, pour ce cyclone, les surcotes sont principalement dues à la combinaison du vent et du déferlement des vagues. La remontée du plan d’eau dans les lagons en réaction à la baisse de pression représente environ 30 cm (60 cm sous la trace de l’œil du cyclone, avec une pression estimée au centre 950 hPa).
Surcote maximale (cm) lors du cyclone NIRAN (le chapelet de formes rondes sur le bord sud-ouest du domaine est la trace de l’œil du cyclone, restituée toutes les heures par la modélisation)
Les deux cartes ci-dessous montrent les résultats des simulations pendant les phénomènes cycloniques LUCAS et NIRAN. Il apparaît que dans le Grand lagon Sud, la surcote uniquement due au déferlement des vagues est plus faible, avec des valeurs de l’ordre de 20 cm. Les eaux peuvent circuler librement du fait d’un lagon très ouvert et ne sont pas piégées comme dans les lagons étroits.
(a) | (b) |
Sur les zones les plus habitées de Nouvelle-Calédonie, autour de Nouméa, les surcotes sont relativement faibles, de 10 à 40 cm. On rapportera cependant une surcote de plus de 70 cm à Numbo au passage de l’œil du cyclone Erica. Même avec ces valeurs, les dégâts peuvent être importants, comme sur la Côte Blanche et l’Anse Vata pendant le passage de la dépression tropicale forte LUCAS, car combinée à une marée haute.
De plus, comme le changement climatique s’accompagne d’une élévation globale du niveau marin (figure ci-dessous), la menace submersion va constituer un enjeu allant crescendo dans les politiques d’aménagement du littoral. En effet, une projection issue du dernier rapport du GIEC prévoit une augmentation importante du niveau de la mer de l’ordre de 1 m supplémentaire à l’horizon 2150, soit 7 mm/an, à rapprocher au rythme de 3 à 4 mm/an observé ces dernières décennies (Aucan, J. (2018). Impacts of Climate Change on Sea Level and Inundation Relevant to the Pacific Islands. Pacific Marine Climate Change Report Card ; Science Review, 43-49).
Projection des niveaux marins (m) à Nouméa prévoyant une élévation supplémentaire entre 50 et 150 cm à l’horizon 2150
Données issues du rapport IPCC AR6 du GIEC (une cartographie dynamique des niveaux marins futurs est consultable à l’adresse https://sealevel.nasa.gov/ipcc-ar6-sea-level-projection-tool)
Il devient donc pressant d’identifier les zones vulnérables en se dotant de nouvelles observations et de comprendre l’enchaînement des processus conduisant au repli du trait de côte et à l’aggravation des inondations. Doter la Nouvelle-Calédonie d’outils fiables de prévision des submersions apporte une pierre à l’édifice vers une meilleure connaissance de ces menaces.
Que reste-t-il à faire à la suite du stage pour que ce modèle devienne opérationnel ?
À la fin de mon stage, j’ai passé le relais à l’équipe de prévision marine de Météo-France à Toulouse. Le système de modélisation qui était exécuté sur le calculateur de l’IRD à Nouméa va être adapté au supercalculateur de Météo-France à Toulouse. Mon encadrant, Jérôme Lefèvre, ingénieur au centre IRD de Nouméa, spécialisé en calculs numériques, va continuer à suivre ce projet.
Tous les modèles seront calculés à Toulouse, cela permettra de réduire significativement le délai de mise à disposition des résultats à destination de l’antenne Météo-France de Nouméa. De plus, la chaîne de prévision pourra être surveillée 24h/24 et 7j/7. Si les tests confirment les améliorations attendues, cette nouvelle chaîne de modèles devrait être opérationnelle mi-2022.
Enfin, quels sont maintenant vos projets ?
Quant à moi, je vais réaliser une mission pour l’IRD prolongeant le sujet d’études de mon stage. J’ai plusieurs objectifs :
- agrandir le domaine pour y inclure les îles Loyauté,
- tester le modèle sur plusieurs autres phénomènes cycloniques,
- homogénéiser et améliorer l’utilisation des données d’observations lors d’épisodes cycloniques, et perfectionner leur modélisation.
Par ailleurs, les résultats de nos simulations des vagues dans les lagons montrent que les fonds rugueux (récifs et platiers) ne sont pas suffisamment bien représentés, expliquant en partie des vagues trop hautes dans les lagons. Je vais donc travailler sur une amélioration afin de mieux représenter ces détails bathymétriques.
Cela doit se concrétiser par la rédaction d’un article scientifique.